XI

Un jour, à Genève, lui ayant donné rendez-vous à cinq heures dans le square de l’Université, je n’arrivai, retenu par une blondeur, qu’à huit heures du soir. Elle ne me vit pas venir. Je la considérai, la honte au cœur, qui m’attendait patiemment, assise sur un banc, toute seule, dans le jour tombé et l’air refroidi, avec son pauvre manteau trop étroit et son chapeau affaissé sur le côté. Elle attendait là, depuis des heures, docilement, paisiblement, un peu somnolente, plus vieille d’être seule, résignée, habituée à la solitude, habituée à mes retards, sans révolte en son humble attente, servante, pauvre sainte poire. Attendre son fils pendant trois heures, quoi de plus naturel et n’avait-il pas tous les droits? Je le hais, ce fils. Elle m’aperçut enfin et elle se remit à vivre, toute de moi dépendante. Je revois son sursaut de vitalité revenue, je la revois passant brusquement de l’hébétude à la vie, rajeunie, brusquement passant de sa somnolence d’esclave ou de chien fidèle à un extrême intérêt à vivre. Elle ajusta son chapeau et ses traits, car elle tenait à me faire honneur. Et ensuite, Maman vieillissante, elle eut ses deux gestes à elle, d’où lui étaient-ils venus et en quelle enfance avaient-ils été puisés? Je les revois si bien, ses deux gestes gauches et poétiques quand, de loin, elle me voyait arriver. Le terrible des morts, c’est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n’y comprenons plus rien.

Tes deux gestes sempiternels, chaque fois que tu me voyais arriver au rendez-vous. D’abord, les yeux éclairés de bonheur timide, tu me désignais inutilement de l’index, avec un ravissement plein de dignité, pour me montrer que tu m’avais vu, en réalité pour te donner une contenance. Je réprimais parfois une sorte de fou rire agacé et honteux devant cet absurde geste, attendu et si connu, que tu avais de me désigner à personne. Et puis, chérie, tu te levais et venais à ma rencontre, rougissante, confuse, exposée, souriant de gêne d’être vue à distance et observée trop longuement. Maladroite, débutante, tu avançais avec un sourire ravi et honteux de petite fille pas dégourdie, tes yeux me scrutant cependant pour savoir si je ne critiquais pas intérieurement. Pauvre Maman, tu avais si peur de me déplaire, de n’être pas assez occidentale à mon gré. Et alors, tu avais ton second geste de timidité. Comme je le connais et comme il est vivant dans mes yeux qui voient trop tous les passés. Tu portais ta petite main à la commissure de ta lèvre, tandis que tu avançais vers moi, ton autre main en balancier scandant ta marche pénible. C’était un geste de notre Orient, le geste des vierges honteuses qui se cachent un peu le visage. Ou peut-être, ce geste, c’était pour dissimuler ta petite cicatrice, vieille Maman, éternelle fiancée. Que je suis ridicule d’expliquer cet humble trésor de tes deux gestes, ô ma vivante, ma royale morte. Je sais bien que ce que je dis de tes deux gestes n’intéresse personne et que tous, certes, se fichent de tous.

Jamais plus sur un banc de square tu ne m’attendras. Tu m’as abandonné, tu ne m’as pas attendu, tu as quitté ton banc, tu n’as plus eu le courage d’attendre le retour de ton fils. Cette fois, il t’a fait trop attendre. Il était trop en retard au rendez-vous et tu es partie. C’est la première méchanceté que tu m’aies faite. Je suis seul maintenant et c’est à mon tour d’attendre sur le banc automnal de la vie, sous le vent froid qui gémit dans le crépuscule et soulève les feuilles mortes en néfastes tourbillons odeur d’anciennes chambres, à mon tour d’attendre ma mère qui ne vient pas, qui ne viendra plus au rendez-vous, ne viendra plus. Ces gens qui passent devant moi sont inutiles et vivants, salement vivants. Je leur lance un regard malade et, lorsque je vois une vieille vivante, je pense à ma mère qui était belle et je dis en moi-même « Charmante mignonne » à l’affreuse vieille. Piteuse vengeance. Je suis malheureux, Maman, et tu ne viens pas. Je t’appelle, Maman, et tu ne réponds pas. Ceci est horrible car elle m’a toujours répondu et elle accourait si vite quand je l’appelais. Maintenant, fini, à jamais silencieuse. Silence entêté, surdité obstinée, terrible insensibilité des morts. Êtes-vous heureux au moins, bien-aimés, heureux d’être enfin débarrassés de ces méchants vivants ?